NOTE DU RÉALISATEUR MOHAMMAD RASOULOF
Après Le Diable n’existe pas, mon précédent film (Ours d’Or au festival de Berlin 2020), il m’a fallu quatre ans pour me lancer dans un nouveau projet. Au cours de ces années, j’ai écrit plusieurs scénarios, mais ce qui m’a finalement conduit vers Les Graines du figuier sauvage, c’est une nouvelle arrestation à l’été 2022. Cette fois, mon expérience en prison a été singulière car elle a coïncidé avec le début du mouvement « Femme, Vie, Liberté » en Iran. Je suivais, avec d’autres prisonniers politiques, les changements sociaux depuis l’intérieur de la prison. Alors que les manifestations prenaient une ampleur inattendue, nous étions stupéfaits par la portée des protestations et le courage des femmes.
Lorsque j’ai été libéré de prison, la question cruciale a été : sur quoi dois-je faire un film maintenant ? Elle occupait toutes mes pensées. J’ai repensé à une confession que m’avait faite un membre du personnel de la prison d’Evin, et qui était restée gravée en moi : en pleine répression généralisée du mouvement « Femme, Vie, Liberté », alors qu’il visitait les cellules des prisonniers politiques, cet homme m’a pris à part pour me dire qu’il voulait se pendre devant l’entrée de la prison. Il souffrait d’un intense remords et ne pouvait pas se libérer de la haine qu’il éprouvait pour son travail. De telles histoires me convainquent que le mouvement des femmes en Iran finira par s’imposer et atteindre ses objectifs. Les répressions peuvent temporairement maintenir la situation sous contrôle pour le gouvernement, mais finalement le mouvement vaincra.
Dès ma libération, j’ai voulu réaliser un nouveau film pour contribuer à cet effort. Mais il n’est pas simple de rassembler des personnes prêtes à endosser les risques d’un tel projet. Il m’a fallu plusieurs mois pour réunir les acteurs et l’équipe technique. La peur d’être identifié et arrêté jette une ombre sur tout. Mais des solutions peuvent toujours être trouvées. Nous avions une équipe restreinte et un équipement technique minimal, mais la compétence du chef opérateur et de ses assistants a su en compenser les limites.
Je ne peux pas expliquer comment, mais nous avons réussi à contourner le système de censure. Le gouvernement ne peut pas tout contrôler. En intimidant et en effrayant les gens, ils essaient de donner l’impression qu’ils maîtrisent tout, mais cette méthode est une grenade assourdissante dont seul le bruit peut vous effrayer. Et finalement, le courage de mon équipe a été la force motrice qui nous a permis de terminer ce film.
Le choix des acteurs a été compliqué. Nous ne pouvions pas procéder à un casting large, car cela implique d’informer de nombreuses personnes, et la nouvelle d’un film en train de se préparer se répandrait peu à peu... Nous avons donc contacté les personnes une à une. Nous devions deviner qui, en plus de ses capacités artistiques, aurait la volonté et le courage de jouer dans un tel film. Il est délicat de savoir qui approcher, et cela demande beaucoup de confiance de toutes parts.
Pour les deux acteurs qui incarnent les parents, cela fut relativement simple. En plus d’être une excellente actrice, Soheila Golestani (Najmeh) a pris une position politique et sociale claire en faveur du mouvement « Femme, Vie, Liberté ». Elle a été emprisonnée, mais cela ne l’a pas empêchée de persister dans ses positions. Quant à Missagh Zareh (Iman), j’avais travaillé avec lui pour mon film Un homme intègre, et depuis nous attendions l’occasion de collaborer à nouveau. Je savais qu’il avait longtemps refusé de travailler pour le cinéma officiel iranien en protestation contre la censure.
Concernant les filles, ce fut plus complexe. Je ne voulais pas faire appel à des adolescentes que j’aurais pu mettre en danger sans qu’elles soient vraiment conscientes des enjeux. Je voulais des actrices intellectuellement matures et qui connaissent la pression exercée par les services de renseignements. Setareh Maleki (Sana) et Mahsa Rostami (Revzan) sont relativement éloignées du rôle qu’elles interprètent en termes d’âge, mais leur capacité à se mettre dans la peau d’une adolescente est étonnante. J’ai adoré travaillé avec elles.
Bien entendu, je ne suis pas seul à subir de telles difficultés. Mes collègues cinéastes sont confrontés aux mêmes circonstances de tournage difficiles et à la lourde pression des forces de sécurité. Ils ont l’interdiction de quitter le territoire et sont menacés de prison, pour avoir simplement collaboré à une création artistique. Comme au Moyen-Âge, les tribunaux révolutionnaires ont ouvert des dossiers contre eux. La portée de la répression et de la censure s’est élargie à toutes les formes d’art. Le rappeur Toomaj Salehi a été condamné à mort. C’est d’une violence inouïe. Les organisations internationales ne doivent pas rester silencieuses.
Le régime iranien actuel ne reste au pouvoir que par la violence infligée à son propre peuple. Dans ce sens, le pistolet dans mon film est une métaphore du pouvoir au sens large. Elle permet également aux protagonistes de révéler leurs secrets, qui émergent progressivement, avec des conséquences tragiques.
De nombreux récits mettent en scène des puissants qui tuent leurs proches pour assurer leur propre sécurité. Mais en Iran, depuis la révolution de 1979, on a des récits qui élèvent l’infanticide, le fratricide, la recherche du martyre, en valeurs quasi-religieuses, mus par le fanatisme et l’asservissement à une idéologie. La soumission inconditionnelle aux institutions religieuses et politiques au pouvoir a créé de profondes divisions au sein des familles. Mais lorsque je regarde les manifestations menées par la jeune génération, il me semble qu’elle a choisi une voie différente, plus ouverte, pour affronter les oppresseurs.
Pendant longtemps, j’ai vécu sur une île au sud de l’Iran. Sur cette île, il y a quelques vieux figuiers sauvages dont le nom scientifique est « ficus religiosa ». Le cycle de vie de cet arbre m’a inspiré. Ses graines, contenues dans des déjections d’oiseau, chutent sur d’autres arbres. Elles germent dans les interstices des branches et les racines naissantes poussent vers le sol. De nouvelles branches surgissent et enlacent le tronc de l’arbre hôte jusqu’à l’étrangler. Le figuier sauvage se dresse enfin, libéré de son socle.
À PROPOS DE MOHAMMAD RASOULOF
Mohammad Rasoulof est né à Shiraz, en Iran, en 1972. Très jeune, il commence à écrire et mettre en scène des pièces de théâtre, avant de réaliser des documentaires et des courts-métrages pour le cinéma. En parallèle, il étudie la sociologie. L’analyse des relations sociales et de la façon dont l’individu et la société sont affectés dans un pays au gouvernement dictatorial est au coeur de son travail.
En 2002, il réalise son premier long-métrage, The twilight, qui gagne le Prix du meilleur film au Fajr Film Festival en Iran. Suivent La vie sur l’eau en 2005 et The white meadows en 2009.
La même année, après les évènements qui suivent l’élection présidentielle iranienne, il est arrêté, avec Jafar Panahi, alors qu’ils étaient en tournage. Lors d’un premier procès, il est condamné à six ans de prison (cinq ans pour rassemblement et connivence contre la sécurité nationale, et un an pour propagande contre le régime). Il est acquitté en appel de la première accusation et sa peine est réduite à un an de prison. Elle n’est pas appliquée mais elle est accompagnée d’une interdiction de sortir du pays.
Celle-ci est levée en 2011, après la sélection de son film Au revoir au Festival de Cannes, où il remporte le Prix du meilleur réalisateur Un Certain Regard. Ses deux films suivants, Les manuscrits ne brûlent pas et Un homme intègre, sont présentés à Cannes dans la même section, respectivement en 2013 et 2017.
Un homme intègre en reçoit le Grand Prix. Il est également présenté au Festival de Telluride.
Quand Mohammad Rasoulof rentre des États-Unis, son passeport est confisqué dès son arrivée à l’aéroport de Téhéran et il est privé de sa liberté de circuler et de travailler. Soumis à de nombreux interrogatoires, il est condamné en juillet 2019 à un an de prison ferme, suivi de deux ans d’interdiction de sortie du territoire et de l’interdiction de se livrer à la moindre activité sociale et politique.
Il réalise ensuite dans la clandestinité Le Diable n’existe pas, Ours d’or au Festival de Berlin 2020. Dans la foulée de cette récompense prestigieuse, reçue en son absence par ses comédiens, il est sommé de se présenter à la justice iranienne, afin de purger sa peine de prison.